Du tertre où Jean-Baptiste et ses compagnons avaient établi leur campement, ils pouvaient voir toute la ville de Suez. Ce n'était guère qu'un bourg de maisons arabes dominé par quelques bâtiments ottomans et la masse ocre de la douane avec son toit de tuiles romaines. De longs palmiers à deux troncs hissaient leurs étendards verts et effrangés qui vibraient au vent du golfe. Les voiles triangulaires des navires de commerce écorchaient comme d'un coup d'ongle le doigt bleu de la mer qui s'enfonçait dans les replis du désert. Les voyageurs s'étaient engagés sur la côte plate de l'Egypte, laissant derrière eux les escarpements du Sinaï.
Suez est le lieu mélancolique où finit le rêve des eaux. L'élan pathétique et visible de l'océan Indien se brise là, tout au bout du bras tendu de la mer Rouge car la méditerranée, raide et immobile, ne fait pas un mouvement pour répondre à son appel. D'innombrables caravanes, dont on voit partout la silhouette ou les traces, tendent leurs fils à travers la langue de sable qui sépare ces masses d'eau comme pour les arrimer malgré tout l'une à l'autre.
La fin de la saison des pluies rassemblait sans hâte les derniers grains noirs qui jetaient sur la terre une ombre épaisse et fraîche. La petite troupe contemplait ce spectacle assise autour du feu de branches sèches que les esclaves avaient préparé en glanant des fagots très loin à la ronde. Le jour baissait rapidement, rendant encore plus somptueux le mariage des couleurs et le jeu des ombres qui creusaient les reliefs et accentuaient les contrastes. Les voyageurs étaient loin de pouvoir se comparer à cette magnificence.

Jean-Christophe Rufin
Extrait de L'Abyssin, Gallimard, 1997.