Grandeurs et misères de la mer Rouge

    Quseyr, si j'en crois mes notes, est la seule ville qui ressemble à quelque chose sur cette côte égyptienne de la mer Rouge. "Maisons à balcons de bois ouvragés, sur les murs ocre ou pistache desquelles sont peints des Ka'aba, des bateaux ou des avions naïfs, indiquant qu'ici habite un Hadj. Barques de pêche à longue antenne dans le port. Vieux fort turc à demi écroulé. La moitié de la ville en ruines". Tout cela est bien possible. Il est clair qu'à Quseyr je n'ai pas trouvé mon "rose sacripant". Après je remontrai vers Hurghada et ses horribles resorts à touristes. La malchance fit que j'échouai dans un hôtel offrant tout le confort moderne, mais religiously correct, donc prohibitionniste, et comiquement nommé "Mirette". A Hurghada, je me séparai d'Ahmadi, un chauffeur de taxi qui m'avait véhiculé pendant quelques jours. D'abord, j'en fus soulagé, car les geignements permanents de ce personnage de comédie égyptienne me fatiguaient. Je ne tardai pas, cependant, à regretter sa compagnie. Je lis mes notes, elles ont un ton d'épitaphe, modeste mais fervente, qui ne trompe pas : "Il avait un rhume et glaviotait par la fenêtre, ce qui est classique. Ce qui l'est moins, c'est la méthode qu'il avait pour se forcer à éternuer : se fourrait un filtre de mégot dans chaque narine".
Heureusement, j'embarquai bientôt sur le Captain Mimi el-Masri, à destination de Sharm el-Sheikh sur le détroit de Tiran. A Na'ama Beach, je fis connaissance avec l'ethniquement homogène, idéal commun des forces vivres du siècle finissant, le tourisme et le nationalisme. Na'ama était une colonie de vacanciers italiens, une Berlusconi-citta sur la mer Rouge. Benvenuti alla nostra beduina tenda ! Escurzioni in barca ! Oggi il maestro Corado e la sua orchestra ! Manger des penne all'arrabiata en lisant La Repubblica, sous les premiers contreforts du désert où Dieu parlait aux hommes, che piacere ! La radio passait Senza di te, chanté hélas par un autre que Paolo Conte, et moi je me sentais plutôt le personnage d'Una giornata al mare. Le comique est que j'étais venu là, en mer Rouge, pour échapper au spectacle de l'été, à cette mise en scène intercontinentale et mercantile d'un bonheur obligatoire, et que je tombais en pleine superproduction de l'été... en panavision, écran sphérique, images de synthèse... Je n'avais jamais séjourné encore, je crois, dans une ville dont tous les habitants fussent des touristes ou des assimilés loufiats. "Le plus probable, c'est qu'on va plutôt où on ne veut pas...".
    J'aimai Suez, sa magnifique agitation bordélique d'Orient nocturne, ses odeurs d'épices et de déjections, ses barques de pêche enluminées comme des Corans, ses dernières bières avant l'application stricte de la Sharia... De l'autre côté de Sharia... De l'autre côté de Sharia Salaam, sur ce que le plan de la ville désignait assez curieusement comme "entertainment zone", et qui était en fait un petit bout de désert assez miteux, on voyait les navires sortant du canal glisser sur le sable à la queue leu leu, disparaître derrière des HLM, leurs superstructures volant comme des nuages blancs parmi les antennes de télévision, reparaître... Sicut nubes, quasi naves, velut umbra... Mastodontes à pas de chameau, à la respiration puissante, roulant de grosses lèvres d'eau, lâchant de temps à autre un pet de fumée noire... Tous les ports paradant à leur poupe, Monrovia Amsterdam Singapour Sharjah Peiraieus Hanjin Valletta Vancouver Istambul London, salués par les good bye des gamins, les braiments d'un âne tirant sa charrette de pastèques sous les flamboyants... Tandis que je regardais (avec cette espèce de torpeur qui est le propre des contemplations maritimes) le grand théâtre du monde, contraint par l'artifice des hommes à se ranger en procession, défiler avant de se disperser de nouveau dans les brumes violettes de la mer Rouge, rien, dans mes notes, ne me permet de dire que j'ai pensé à la façon dont sont reçus en France les livres de Conrad. Mais à présent, devant les deux yeux nocturnes de l'Aber Wrac'h, je trouve étrange qu'on éprouve toujours le besoin de l'excuser de sa vocation et de sa thématique maritimes, comme s'il s'agissait d'indignités : nous précise-t-on, lorsqu'on évoque Proust, qu'il est tout autre chose qu'un auteur mondain ? Ou bien est-ce que le faubourg Saint-Germain entretient avec l'universel des rapports tellement plus évidents que ces cellules migratrices, utopiques, nostalgiques, reproduisant plus ou moins la forme de divers objets non dépourvus d'importance, oeil, sexe féminin, cercueil, niche d'un saint, et sur lesquelles l'humanité a découvert et constitué son domaine (littérature incluse) ? Je crois, sans le comprendre complètement, qu'il y a dans cette répugnance un trait absolument français. En France, le siège de l'universel doit être quelque chose comme un village (Yonville, le Faubourg, ou bien cette fameuse affiche pour la "force tranquille"...). Je crois que c'est une des raisons qui poussent périodiquement à partir : oublier ce poids de la terre, cette culture de tubercule dans quoi nous sommes plantés.

Olivier Rolin