Escale en baie d’Along.

 

Fin septembre 1947 . Après deux ou trois semaines de transit à Saigon, et ma désignation pour les forces amphibies du nord je profitais d’une rotation du croiseur TOURVILLE, une vieille unité des années trente, pour enfin pouvoir découvrir cette baie d’Along dont mes camarades ayant déjà fait le voyage, évoquaient son nom avec nostalgie dans leurs conversations .

Son nom, au charme et à la consonance exotique, avait certainement joué un rôle dans ma décision de me porter volontaire pour ce pays déchiré par une guerre longue et sanglante, l’INDOCHINE .

Les communiqués des journaux de l’époque n’étaient pas accompagnés de photos comme nous les connaissons aujourd’hui et de toute façon, leur mauvaise qualité d’impression ne nous donnait qu’une idée vague des paysages. J’imaginais donc une immense plage de sable fin bordant une baie en demi-lune où les cocotiers se balançaient au gré du vent marin avec en toile de fond, la ville d’Haïphong qui, comme tout port qui se respecte se trouve sur la côte.

Aujourd’hui, le voyageur arrivant sur un site peut se dire :

- "  J’ai déjà vu cet endroit " . Oui , sur les magnifiques photos de catalogues d’agences de voyages !

Au matin du troisième jour, sachant que nous devions être en vue des côtes, je me levai au petit jour pour profiter du spectacle extraordinaire et toujours nouveau de l’apparition d’une terre sur l’horizon. Sensation grisante de la découverte et du mystère entourant cette ligne grise qui émerge des eaux. Qui sont les hommes qui l’habitent, comment vivent-ils ? Ils dorment maintenant. Certains vont travailler, d’autres font l’amour, des enfants se serrent contre leur mère, un chien aboie dans une cour parce qu’un coq chante à côté.

En débouchant sur le pont avant, je remarquai que le Tourville avait ralenti sont allure. L’étrave fendait doucement les flots sans soulever sa paire de moustache. Nous avancions entre de gros rochers en forme de pain de sucre de quarante à cinquante mètres de hauteur, espacés de trois à quatre cent mètres, parfois plus et couverts d’une épaisse végétation.

Cet ensemble de grosses masses sortant de l’eau me fit penser à un dédale de colonnes énormes d’un immense temple englouti dont seul le sommet émergeait. Mais où était donc ma baie d’Along ?

baie Halong

 

Lorsque notre route tengeantait de plus près l’un de ces rochers, on pouvait entendre les cris perçants de petits singes qui se balançaient joyeusement et sautaient de branches en branches. Ils y en avait des centaines. C’est également sur ces rochers, je l’appris plus tard, que les sampaniers de la baie venaient recueillir les nids d’hirondelles de mer servant à confectionner de délicieuses soupes. En trouve-t-on encore aujourd’hui, ou bien sont-ce des nids d’hirondelles d’élevage utilisés par nos chinois du 21ème siècle ?

Voici la baie d’Along telle que je l’ai découvert et qui malgré le peu de ressemblance avec celle de mon imagination, m’émerveilla par son imposante et étrange disposition dans le golfe du Tonkin.

Une légende chinoise raconte qu’un dragon très en colère aurait creusé de grands trous en frappant le sol avec sa queue et que l’eau aurait envahi ces espaces ne laissant apparaître que les extrémités de ce paysage chaotique. ( On écrit maintenant : baie de Halong, qui signifie : celui qui vit sous la mer)

Après quelques instants de navigation entre ces rochers , notre bâtiment stoppa et jeta l’ancre au milieu d’une zone plus dégagée d’un ou deux kilomètres de diamètre. Notre voyage touchait à sa fin.

Il ne s’écoula pas plus d’une demi heure que, surgissant d’on ne sait où, des sampans entourèrent le bâtiment, manœuvrés avec une dextérité de vieux bosco, le plus souvent par une femme ou un enfant se tenant debout à l’arrière pour pousser un aviron articulé au bord du sampan sur un épieu de bois et fixé par une tresse de fibres de coco. Leur façon de ramer me fit penser à celle des gondoliers de Venise . Mais ne serait-ce pas eux qui auraient copié cette méthode comme ils l’ont fait pour les spaghettis sur des informations rapportées par Marco Polo ? ? ?

Ils arrivaient maintenant de partout. Qui les avait informé de notre arrivée ? Certaines embarcations plus volumineuses étaient recouvertes d’une toiture en demi tonneau formée de lattes de bambou tressé, sous laquelle vivait toute la famille et où tout était rangé . A l’avant, dans le fond de son bateau , sous le plancher, le sampanier gardait un peu d’eau de mer servant de vivier pour conserver le fruit de sa pêche excédentaire pendant plusieurs jours. Les ustensiles de cuisine rudimentaires sont en fer forgé grossièrement ou de bambou patiné par le temps. Quelques bols pour manger le riz sont en porcelaine de Chine évidemment, mais tout ébréchés. Les femmes et les hommes sont vêtus de toile de coton noir délavée par le soleil et la pluie. Seuls les enfants vivent encore pratiquement nus à cette saison .

Les sampans s’agglutinèrent le long de la haute carcasse grise du croiseur et se balançaient mollement au gré de la houle en se heurtant à chaque mouvement de la mer, émettant un bruit continu de bois qui se choque et de crissement d’avirons sur leur tolet de cordage. Les matelots du bord blasés de ces haltes au mouillage, ne prêtaient pas attention a ce remue-ménage , mais moi, je n’en perdais pas une miette .

Depuis des siècles ces habitants de la mer vivent en quasi permanence sur leur sampans et jadis, faisait de ce labyrinthe de rochers une forteresse naturelle où il pouvaient se protéger des éventuels pirates chinois qui pillaient les côtes de la mer de Chine .

Pour l’heure, une coupée fut amenée le long du bord par laquelle je vis monter un étrange personnage débarqué d’un des sampans. Un petit homme d’une cinquantaine d’années, la peau tannée par le soleil, vêtu d’un short sans couleur bien définie, d’une chemise blanche bien propre, des claquettes aux pieds et coiffé d’une casquette crasseuse de second maître . Il fut accueilli par le maître commis aux vivres avec qui il eut une longue conversation agrémentée de forces gestes.

J’appris le fin mot de cette visite par un matelot du bord . Il m’expliqua que l’homme était le chef ou le représentant des sampaniers dont la fameuse casquette, qu’il portait fièrement comme un amiral venant de recevoir ses étoiles, représentait sa fonction . Il venait à bord de chaque bateau mouillant dans cette rade pour marchander des échanges de poisson, ou du corail contre des produits de vie courante comme le savon, du tabac, du riz, des légumes qu’ils ne pouvaient acheter sans être obligé de naviguer jusqu’à Hongaï , la ville la plus proche distance de plusieurs nautiques.

En revenant quelques mois plus tard sur ce même mouillage avec mon LCT , le chef avait changé, détrôné par un petit malin qui lui, portait une casquette d’enseigne de vaisseau  dont les galons brillaient au soleil ! ! !

Notre voyage se poursuivit sur un LCI jusqu’au port de Haïphong par un bras du fleuve rouge , le Cua cam . Le dernier typhon venait de traverser le pays et une vision de désolation nous attendait à chaque coude du fleuve. Des sampans brisés jonchaient les rives, des paillotes décoiffées de leur toiture et le plus extraordinaire, un Liberty ship drossé sur la rive à plus de cinquante mètres du bord gisait légèrement couché dans les terres.

Le port me rappela celui de Cherbourg après la libération . Une ville triste et grise par ses maisons souvent moitié en ruines des effets des bombardements successifs, japonais , français . Le crachin de la mousson qui s’était mis à tomber rendait ce décor encore plus morne.

            Après une affectation d’un an aux Forces amphibies nord, notre LCT descendit au sud pour un grand carénage . Je débarquai pour une autre affectation d’un an à Mytho, petite cité du delta du Mékong à une centaine de kilomètres au sud ouest de Saigon , dont je garde un souvenir merveilleux de soleil, de sérénité, de luxuriance, et où je fis plus ample connaissance d’un peuple que j’admire .

  Par Didier VIDAL

A Hyères, le 17 septembre 2001 . Texte tiré de mes mémoires de voyages .

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