Carnet
du Cap
Du mythe, on voulait croire à une réalité plus décevante. Et pourtant, quand cette pointe de roche abrupte se dessine dans l'horizon atlantique, l'émotion maritime est réelle. Le ciel est dégagé, la mer calme, malgré la funeste réputation de ce cap de Bonne-Espérance. Il suffit alors d'imaginer l'atlas porteur de tant de rêves picaresques, de mettre en perspective cette pointe si australe avec le roc qui se détache devant nous. C'est un mythe, c'est un cap, on lui doit donc tous les honneurs. Nous ne le passerons pas sans céder à la traditionnelle coupe de champagne. Le temps d'humecter ses lèvres et les premières habitations apparaissent. Le souffle est rapidement à nouveau coupé par cette majestueuse Montagne de la Table, qui impose ses mille mètres d'altitude au développpement urbain.
Nouvelle
étape, nouvelle vie ... d'une semaine. Il s'agit à chaque fois
de réapprendre la ville. Sous la coupe de la Montagne de la Table, la
ville du Cap étend ses villas cossues et ses occupants encore souvent
blancs, ses townships et leur population plus colorée, ses buildings
et ses jeunes cadres dynamiques. Le bord de mer offre des allures de Croisette
et, à peine arrivé, l'équipage de CFAO Technologies goûte
à l'effervescence musicale de la ville .
Tous
les dix mètres, un groupe se produit. Jazz, gospel ... Image d'épinal
façon New Orleans. Après les quatre jours passés à
Port Elizabeth, en attendant la fenêtre météo, sous la pluie,
les laines polaires et l'atmosphère pesante d'une ville qui ne se sent
pas en sécurité, Le Cap apparaît comme un retour à
la vie.
Intarissable et généreux. Quand la conversation s'engage sur le rugby, il devient difficile d'arrêter le volubile Denis Tillinac. A l'ombre des arbres et des paniers de pique-nique de la propriété vinicole de Boschendal, l'écrivain français évoque les rêves de rugby qui ont hanté sa jeunesse. Et la sagesse-ou la rigidité- parentale qui l'a ramené vers un parcours plus intellectuel que sportif. Esprit agile, Denis Tillinac sait pourtant mêler ses passions et s'emporte une demi-heure sur l'histoire et les jeux populaires médiévaux. En quête d'éléments pour la nouvelle qu'il rédigera dès son retour, l'écrivain a décidé de partir sur les traces des huguenots, Français protestants débarqués au Cap à la fin du XVIème siècle.
C'est un
terrain vague. Une provocation du vide au coeur de l'agitation urbaine. Du District
Six, il ne reste qu'une mosquée et une église, symboles religieux
épargnés par les bulldozers de l'apartheid. Déclarée
zone blanche en 1966, Le Cap est alors "nettoyée" de ses townships.
Les maisons sont rasées et les habitants déplacés à
la périphérie de la ville. Mais plus qu'une simple chronique du
racisme ordinaire, District Six est devenu à la fois symbole et tabou
de la période. Rien n'a été reconstruit et qui aurait pu
croire qu'une simple pelouse puisse faire mal, dans cette ville qui transpire
l'histoire. A la fois, point de départ de la colonisation et emblème
de la lutte contre l'apartheid.
Il n'est pas très à l'aise, Derrick. Sous sa chemise impeccable et ses cheveux hirsutes, le guide de Robben Island ne demande pourtant qu'un peu d'attention. Mais l'insouciance des touristes lui fait parfois mal. Il faut dire que Derrick n'est sans doute pas le guide classique des sites répertoriés par les tours operators. L'île, il la connaît bien, pour y avoir passé six ans en détention. Utilisée dès l'époque de la Compagnie des Indes orientales pour les esclaves fugitifs, elle renferme jusqu'à trois mille prisonniers politiques sous l'apartheid. Le plus célèbre d'entre eux reste Nelson Mandela, qui y passa 18 de ses 27 années de détention. Robben Island se veut aujourd'hui un lieu de mémoire, plutôt qu'un thème de carte postale.
Toulon,
4 décembre. Le Cap, 5 avril. Ces quatre mois d'aventure arrivent à
leur terme. L'équipage s'est déjà beaucoup renouvelé
en une semaine d'escale et se tourne déjà vers la prochaine étape
angolaise. Il faut emporter sa nostalgie avec soi et remonter de dix heures
d'avion ce continent longé quatre mois durant. L'étape sud-africaine
était déjà un premier retour vers l'Occident. OVNI culturel
d'un continent riche de relations humaines, l'Afrique du Sud est encore marquée
par ces années de discrimination. Une parcellisation communautaire parfois
brisée au Cap. Parfois seulement, car le poids d'un passé qui
ne passe pas est toujours tenace dans cette Afrique du Sud post-Mandela. Reste
à espérer que la réconciliation soit bien en marche.
Par Julie Desné. Illustrations Céline Gauvrit.
NOSTALGIE DE CAPE TOWN
Elle me protège dans la profusion de son sein
Elle dit que ma gorge ne sera pas tranchée
Elle dit que l'on ne m'assignera pas à résidence
Elle dit que je ne consume pas d'amours galopantes
Elle ne sait pas que j'ai faim
Elle ne sait pas que j'ai peur
Elle ne sait pas que chant du coq et arrestation vont de pair
Elle est ma mère
Elle chasse la Montagne de la Table avec des tasses de thé
Et ses mains sont fraîches comme des cuillers.
Ingrid Jonker (1933-1965)