TN_loti1.jpg (2741 octets)MERS-EL-KEBIR - ORAN - du 14 au 18 décembre

 

À peine mettions-nous le pied à terre à Mers-el-Kebir, qu'une quantité de fiacres s'abattaient sur nous, les uns rapides, les autres éclopés, et nous entraînaient tous vers Oran. C'est sur la grande place de cette ville que nous ont déposés nos véhicules, nous livrant à toute une peuplade de petits mendiants arabes, effrontés, mais pittoresques. J'aurais pu visiter les cafés et les bazars, les bains maures et les rnosquées, tous les genres d'établissements que la rapacité des habitants ouvre aux étrangers, mais j'ai préféré courir la campagne sur les chevaux arabes. En galopant vers le Sud et l'Ouest, on a bientôt traversé cette grande et monotone plaine qui commence sous les murs d'Oran, et se termine aux montagnes du Marabout.

Ces montagnes une fois franchies, on découvre un pays délicieux.

Dans l'Ouest la nature est tourmentée, aride, les sites pleins de mélancolie. Ces vieilles roches grises, aux formes étranges, sont presque spongieuses à force d'être minées et dentelées; des aloès, des touffes de palmiers nains, couvrent le sol de leur végétation triste et rabougrie et pas un arbre n'égaie ces solitudes. C'est là que j'ai passé une journée entière, galopant sur les pentes les plus raides, conduisant mon cheval par les chemins les plus impossibles, et battant le pays, dans le but de me procurer une aventure quelconque. Je ne rencontrai sur rna route que des Arabes gardant des troupeaux de moutons ou de porcs: ils se drapaient comme des rois déchus dans leurs manteaux déchirés, et me regardaient passer d'un air moqueur. À la tombée de la nuit, j'avais réussi à m'égarer complètement et, dans cette situation, je dus écouter bon gré malgré, le concert d'une légion de hiboux et de chacals.

Dans le Sud, l'aspect du pays est absolument différent; les chênes verts, des tapis de narcisses remplacent sur les montagnes le triste Chamoerops ; les ruisseaux sont bordés de lauriers roses, les orangers encombrent les vallées, le lac Salé s'étend à l'horizon comme une ceinture vaporeuse et étincelante, les premières assises de l'Atlas se reflètent doucement dans ce lac sans eau et vont ensuite se perdre dans les nuages. On y trouve sur les bords du lac des troupeaux immenses, des chevaux, des boeufs, des chameaux, occupés à se gorger de sel, et des gazelles qui fuient comme des flèches avant qu'on les ait aperçues. On y trouve aussi des campements arabes; des êtres sales et déguenillés, des femmes et des enfants entassés pêle-mêle sous la tente traditionnelle en poil de chameau. Et tous ces pauvres gens meurent de faim.

Je ne sais si les villages arabes sont tous semblables à ceux que j'ai visités, aussi affamés, aussi misérables; dans tous les cas ce spectacle fait peu d'honneur à la France. On éprouve un sentiment de tristesse profonde en contemplant ces débris d'une nation puissante qui succombe aujourd'hui, comme autrefois les Natchez et tant d'autres, sous la main de notre civilisation envahissante et impitoyable.

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