TN_loti1.jpg (2741 octets)GIBRALTAR - du 8 au 1l décembre 1869

En nous condamnant tous à consigner sur un cahier nos impressions de voyage, l'autorité n'a pas prévu le cas où nous n'en éprouvions pas... l'autorité est implacable et aveugle comme le destin; toute relâche se traduit à ses yeux par une tartine plus ou moins longue, en style fleuri, et s'étalant sur le cahier des narrations, avec vignettes intercalées dans le texte...

On juge alors de l'embarras d'un malheureux aspirant qui, n'ayant pu mettre pied à terre, se voit néanmoins condamné à parler d'un pays qu'il n'a pas vu, d'une ville dont il n'a pas l'idée, d'une population qu'il ne soupçonne même pas... Il est vrai, beaucoup de gens font imprimer des impressions de voyage sans quitter leur coin de feu, -c'est même le plus grand nombre - mais ces gens possèdent une dose d'effronterie que je n'ai pas encore; le silence me paraît donc plus sage, plus honnête et surtout plus commode.

Je pourrais bien parler du fameux Hercules que les officiers anglais nous ont fait visiter de très bonne grâce; je pourrais faire à ce propos ce que font beaucoup d'individus, cornparer nos cuirassés à ceux de l'étranger, trancher ces questions difficiles sans y rien connaître, et profiter de l'occasion pour étaler de beaux sentiments patriotiques -... mais je préfère avouer naïvement mon incompétence, et laisser ces discussions à d'autres... J'ignore absolument si l'Hercules vaut plus ou moins que l'Océan ou le Rochambeau, et si les canons anglais, se chargeant par la bouche, valent les nôtres qui se chargent par la culasse.

Il n'y a qu'une chose que je me sois permis d'admirer sans réserve à bord de l'étranger, c'est cette propreté, ce luxe, ce confort tout britannique, qui réjouit les yeux sans nuire à l'évolution, et que j'aimerais à retrouver sur notre flotte.

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